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Interview de Judith Revel

La pensée de Michel Foucault

Judith Revel, professeure de philosophie contemporaine à l’université Paris Nanterre, est spécialiste de la philosophie en France et en Italie après 1945, avec un intérêt particulier pour la pensée de Michel Foucault. Elle lui a consacré plusieurs ouvrages, notamment Michel Foucault, expériences de la pensée (2005), Foucault, une pensée du discontinu (2010), et plus récemment Foucault avec Merleau-Ponty. Ontologie politique, présentisme et histoire (2015).

Elle sera présente à Lisbonne les 2 et 3 décembre 2024 pour deux événements marquants. Le 2 décembre, elle participera à un colloque intitulé Michel Foucault em Portugal – Nos 40 anos da sua morte à la Bibliothèque Nationale du Portugal. Le lendemain, le 3 décembre, elle interviendra à la Nouvelle Librairie Française, où elle dialoguera avec le musicologue portugais Manuel Deniz Silva autour de la pensée de Foucault.

Guillaume Boccara, attaché de coopération scientifique et universitaire à l’Institut français du Portugal, s’est entretenu avec Judith Revel.

 

  

Michel Foucault a marqué la pensée contemporaine de son vivant mais aussi, et peut-être encore plus, depuis sa disparition il y a quarante ans. Il a marqué nos manières de penser le pouvoir, le savoir, la vérité, le sujet, la sexualité, la folie, la langue, les découpages sociaux et conceptuels qui nous semblaient les plus naturels ou comme allant de soi. Il nous a contraint à nous interroger sur la manière de poser les problèmes et de constituer les choses en tant que problème et à nous interroger sur l’opération même de problématisation, sa nature, sa matière, son objet.

Cela fait donc maintenant au moins 70 ans qu’il est présent dans nos manières de penser les systèmes de pensée, le discours, l’exercice du pouvoir.

Avez-vous vu une évolution de son appropriation et de sa compréhension au cours de toutes ces années ? Est-ce qu’on le comprend mieux aujourd’hui en raison de la quantité de textes (conférences, cours, notes, lettres, interventions diverses, etc.) qui ont émergé et été publiés depuis sa mort ?

Judith Revel : Je ne sais pas si on peut dire qu’on le comprend mieux. Il est évident que le corpus s’est considérablement élargi, donc on le comprend plus finement. J’ai souvent insisté sur la stratification des générations de chercheurs qui a été induite par la modification du corpus lui-même. Les collaborateurs et les amis de Foucault, la « première » génération, dont je ne suis pas, a essentiellement travaillé à partir des livres. La pensée de Foucault, c’était cela – et généralement, parmi les livres, le choix du point d’entrée impliquait à la fois un type de lecture et une “identification” de Foucault très variables. Le Foucault des lecteurs de l’Histoire de la folien’était pas nécessairement le même que le Foucault des lecteurs de L’Archéologie du savoir. Les effets de lecture ont induit des effets d’identification : Foucault plus ou moins structuraliste, plus ou moins associé à l’analyse des discours, plus ou moins historien, plus ou moins politique…  La publication des Dits et écrits, en 1994, a changé la donne. Ma “génération” a très largement fondé sa propre lecture de Foucault sur ces quatre mille pages parce que cela permettait de reconsidérer les livres à la lumière de ce qu’elles offraient. Et puis, troisième élargissement fondamental du corpus, il y a eu la publication des cours au Collège de France, qui a fait émerger des objets, que l’on connaissait déjà, mais dont on a pu saisir, avec les cours, la consistance absolument fondamentale – en vrac : la gouvernementalité, la biopolitique, la question de la subjectivation, la question de la vérité, et bien entendu toute la réflexion éthico-politique des dernières années.   C’est très massivement ce qui a constitué le terrain de jeu privilégié de toute une génération de très jeunes chercheurs, qui, depuis, sont devenus des collègues. Enfin, en 2013, Daniel Defert, le compagnon de Foucault a cédé à la BnF trente-huit mille pages inédites, l’équivalent de cent dix boites d’archives – des dossiers de travail, des notes de lectures, des brouillons, beaucoup d’inédits, des cours, des manuscrits, un journal intellectuel, des lettres… Et l’entreprise de publication des inédits a pris un tour nouveau. Notre compréhension de la pensée foucaldienne s’en est trouvée considérablement élargie et enrichie, complexifiée aussi – et nous ne sommes pas au bout de nos peines !

 

 

Quelle place occupe Foucault aujourd’hui dans le champ non seulement philosophique mais de la pensée en général ? Est-ce qu’il est encore central et son influence est-elle encore importante au-delà de la France ? Car au cours des dernières décennies il est à la fois rentré dans ce que nous pourrions nommer notre patrimoine philosophique mais il a aussi été beaucoup et violemment critiqué pour être, à la suite de Nietzsche, une sorte d’ennemi irréductible de la vérité, le père d’une sorte de relativisme total… 

Judith Revel : Je dirais que Foucault occupe une place paradoxale. Beaucoup d’étudiants s’intéressent à Foucault. Et puis il a été au programme de l’agrégation il y a quelques années, et il est entré dans La Pléiade…  D’une certaine manière, on peut se dire que tout va bien. La question de savoir si cette “intronisation” académique lui aurait plus est tout autre chose… Dans tous les cas, les publications d’inédits nourrissent en permanence la recherche, et la “scène” foucaldienne internationale se porte bien parce qu’elle est foisonnante.  Mais en France, il y a sans doute eu un certain effet de saturation, qui a par ailleurs été contemporain de la reprise de très vieux arguments qu’on croyait définitivement dissipés par les acquis de la recherche “informée”: Foucault relativiste, Foucault menaçant la vérité, Foucault historien mais pas philosophe (ou l’inverse), Foucault néolibéral, Foucault individualiste, Foucault effet de mode, Foucault produit “américain”, Foucault immoral ou amoral, Foucault nihiliste, Foucault complice de la théocratie iranienne, etc. Jusqu’aux choses les plus grotesques – nous avons eu droit récemment à un Foucault pédophile, ce qui en dit long sur ce que peuvent être les fantasmes quand ils sont mus par les rancœurs et les petites jalousies médiocres. Tout cela n’a bien entendu aucun sens. On aimerait que les gens lisent et argumentent (fort heureusement certains, parmi les détracteurs, sont des gens sérieux et le font), pas qu’on assiste à des conversations de comptoir.  Cela me frappe tout particulièrement en ce quarantième anniversaire de la mort de Foucault, c’est assez désespérant et, je crois, symptomatique d’un certain climat de la pensée française aujourd’hui.  Si je souligne cela, c’est aussi pour dire que ce qui est pour moi paradoxalement positif, c’est l’absence d’école foucaldienne. Il n’y a pas d’orthodoxie, il n’y a pas d’héritiers, il a des gens qui travaillent et qui cherchent à le faire sérieusement.  On sait que Foucault parlait de son propre travail en utilisant la métaphore de la boîte à outils : il fallait que cela serve à d’autres. Je crois que cela donne une indication précieuse : il y a d’une part le travail fondamental sur les textes, et puis il y a aussi les très multiples usages que l’on peut faire de la pensée foucaldienne, y compris à une époque qui n’est plus la sienne – et le monde de 2024 n’est plus le monde de 1984 ! -, ou sur des objets qui n’ont pas été les siens. Quand je dis qu’il n’y a pas d’orthodoxie, c’est cette double dynamique de l’approche interne d’une part, et des usages, de l’autre, que j’essaie de désigner.  Cette ouverture est une chance, parce qu’elle nous prémunit contre les querelles intestines, et qu’elle fait respirer la recherche.

 

 

Foucault et sa pensée font donc l’objet de controverses à une époque où certains parlent de « pensée woke » ?

Judith Revel : Oui, très clairement. Il y a l’effet de saturation dont je viens de parler ; il y a aussi, plus récemment, une tension liée aux polémiques sur un prétendu wokisme académique : Foucault pur produit de la French Theory, ce qui bien entendu n’a aucun sens. Il y a des lectures et des usages nord-américains de Foucault, dont certains ont fait retour de manière importante ici (on pense à la pensée du genre, bien sûr, ou aux queer studies, mais également, bien avant, à la mobilisation par ailleurs complexe de Foucault par les études postcoloniales et subalternes, qui est loin d’être hagiographique…). Tout cela fait partie de la réception d’un certain type de pensée française dans les départements de cultural studies états-uniens il y a un demi-siècle, puis dans ceux de littérature comparée, et du “retour” de cette réception dans nos propres questionnements “européens”. François Cusset en a remarquablement analysé les dynamiques dans le livre qu’il consacre à la French Theory, et cela n’a rien à voir avec les invectives actuelles, qui sont souvent grotesques.

Il y a en revanche une question plus sérieuse, qui avait déjà été formulée du vivant de Foucault mais qui tend à revenir en force depuis quelques années, et qui est une accusation très forte de relativisme. C’est très lié, me semble-t-il, à notre propre contexte actuel : les inquiétudes suscitées par un certain régime de “post-vérité “dont on a bien mesuré les effets, par exemple, au moment du Covid, ou avec les élucubrations de Trump, ou encore face à un certain climato-scepticisme, et qui semblent au contraire exiger de la philosophie une définition claire de “ce qui est vrai”. Or “ce qui est vrai”, c’est-à-dire ce qui est attesté par les faits, n’a jamais été mis en cause par Foucault. Ce que tente de faire Foucault est complètement différent : c’est l’historicisation de la manière dont on pense, la description et l’analyse de ce qu’il appelle des “systèmes de pensée”. Non pas seulement parce qu’à des époques différentes, on aurait pensé différemment le même objet – par exemple la folie, ou la sexualité, ou soi, ou précisément la vérité… -, ce qui effectivement nous vouerait au relativisme : après tout, comment savoir, alors, qui a raison ?  Mais parce que faire une histoire des systèmes de pensée, c’est tout autre chose : c’est faire une histoire de la manière dont non seulement des objets de pensée, des représentations, des concepts, émergent à tel ou tel moment de l’histoire, mais dont des types de questionnement, des régimes d’interrogation, ce que Foucault appelle des problématisations, sont adressés à ces mêmes objets. Un exemple simple de cela : à partir de quel moment la sexualité est devenue un enjeu, tout à la fois pour identifier la valeur sociale des comportements d’un sujet en général, c’est-à-dire son adéquation à une norme, et (c’est là un point finalement beaucoup plus aigu) pour dire la vérité du sujet lui-même ?

 

 

Est- ce que vous pourriez-nous en dire un peu plus sur cette question de la conception de la vérité ? C’est en effet un thème qui revient sans cesse à une époque de fake news et de « bullshit » comme dirait le philosophe Frankfurt.

Judith Revel : C’est un cas très particulier. On a finalement accepté que les analyses de Foucault historicisent les représentations de la folie et des fous, c’est-à-dire aussi, immédiatement, les discours de savoir, les pratiques et les institutions qui, de loin en loin, ont marqué la transformation des problématisations auxquelles ces représentations de la folie et des fous donnaient lieu. Il n’y avait pas la folie, ou les fous, il y avait la construction historique différenciée d’objets de discours et de pratiques absolument distincts. On pourrait dire la même chose de la figure de l’individu qui naît avec la pensée politique moderne. Il y a bien entendu, depuis toujours (et espérons encore pour très longtemps !) des individus en chair et en os : là n’est pas le problème. Mais la manière moderne dont on a pensé l’individu en le constituant comme objet, en le soumettant à un régime de problématisation construit à partir de l’idéal de l’autonomie individuelle, ou, dans un autre registre, à partir de la question de l’imputabilité morale et politique qui était nécessairement la sienne, ou encore à partir de sa conscience, de son intériorité, de sa psychologie – tout cela est historiquement situé : cela émerge à un moment précis. Descartes, Kant, Husserl, ne sont pas superposables. Et pourtant, dit Foucault, ils se situent tous dans le même espace épistémologique, dans un même système de pensée. Or pour les Grecs, par exemple, le « soi », qui est pourtant très présent dans la pensée classique – il suffit de se souvenir de la maxime inscrite au fronton du Temple de Delphes, gnôthi seauton, connais-toi toi-même, ou au thème du souci de soi, l’épiméléia heautou, qui a tant fasciné Foucault – n’a rien à voir avec l’idéal d’autonomie individuelle moderne, avec la psychologisation de l’“intériorité”, ou avec la conscience. Le soi grec est un soi de relation, même dans la forme privée et intime du rapport à soi ; et puis c’est un soi qui n’est jamais auto-suffisant et auto-référentiel, mais toujours pris dans une économie beaucoup plus large, qui est celle du cosmos. De ce point de vue, Foucault a été un bon lecteur de Pierre Hadot ! Tout cela est assez connu…

Que se passe-t-il, maintenant, quand on applique le même traitement à cet objet philosophique très particulier qu’est la vérité ? Lors du premier cours au Collège de France, en 1970-71, la question lancinante qui revient, c’est de savoir comment faire une histoire de la vérité sans critère de la vérité. Il n’y a pas LA vérité, c’est-à-dire une définition univoque et anhistorique de la vérité Il existe des partages du vrai et du faux historiquement déterminés, ce que Foucault appelle des jeux de vérité, et une historicité des modes d’accès à la vérité que l’on s’est donnés. La pensée grecque archaïque pense l’ordalie comme voie d’accès privilégiée à la vérité ; et puis cela bascule dans quelque chose de très différent : avec la pensée grecque classique, la connaissance devient la voie d’accès à la vérité. Il ne s’agit pas de disqualifier la vérité, il s’agit de retracer des constructions de pensée, des configurations épistémologiques et philosophiques distinctes. Il n’en reste pas moins que je ne suis pas Descartes doutant de sa propre main à la fin de la première des Méditations métaphysiques : je serai bien en face de vous à Lisbonne dans quelques jours, la table du café où nous dégusterons un Porto sera vraie, ce n’est pas de cela qu’il est question ! Ce qui intéresse Foucault est autre : – par exemple des questions aussi différentes que : à quel moment se met-on à opposer comme deux discours qualitativement différents l’astrologie et l’astronomie ? A quel moment le régime de la preuve se met-il en place ? A quel moment l’aveu devient-il central dans l’établissement de ce que l’on appelle précisément vérité, et qu’entend-on dès lors par ce mot ? etc.

 

 

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